
Journée romancée
Texte écrit dans le cadre de l’atelier d’écriture The Artist Academy, le 15 juin 2023.
Troisième matin qui ne tient pas l’engagement qu’Emma a pris avec elle-même. Elle n’a pas mis son réveil à 6h. Couchée trop tard. Muscles trop courbaturés. Elle est pourtant à moitié éveillée depuis 5h du matin, mais bonne à rien.
Emma interroge son corps. Elle vient de lui donner sept heures de sommeil et ce bougre semble bien plus épuisé et douloureux qu’au coucher. Comment est-ce possible ?
Elle s’extirpe du lit, attentive à chaque petit muscle qui crie de douleur à cette tentative de déploiement. La sensation sourde qu’elle éprouve alors lui fait penser à un rocher. Son corps est devenu pierre au fil de la nuit. Il lui faut transformer la matière pour lui rendre fluidité et la remettre en mouvement.
Tentant de cacher sa fatigue, elle entre doucement dans la chambre de son fils et tente un discret « Tom, c’est l’heure de se réveiller ». Tom et sa mère ont passé un contrat. Épuisé par quatre années de collège sans un soupçon de plaisir d’apprendre ni une once d’épanouissement, Tom reste désormais à la maison pour réviser – à sa façon – son brevet. Le contrat stipule un réveil quotidien à sept heure, puis un emploi du temps digne du collège, mais à la maison, sur les matières dans lesquels il reste un petit espoir de gratter quelques points. Emma qui s’était levée à six heure tous les jours de la semaine dernière, ne veut pas laisser voir à son fils son état de fatigue physique. Elle compte donc sur l’état de somnolence de son enfant pour camoufler son propre état.
Comme chaque jour de ce printemps, Emma trouve son éveil au contact de son jardin. Il n’est pas bien grand ce jardin. Mais il a le mérite d’exister et cette vigne folle qu’Emma a planté pendant le confinement est un véritable pied de nez à tous les discours catastrophistes sur le climat. Cette vigne déconfine chaque jour de 50 à 80 cm. Ce petit bout de brindille de 20 cm de haut il y a trois ans mesure désormais plus de 30 mètres linéaires toutes branches confondues, peut-être bien le double.
A l’image des idées d’Emma et de ses envies, ce pied de vigne pousse dans tous les sens. Il lui faut donc le canaliser un peu pour avoir une chance de cueillir quelques grappes d’ici la fin de l’été. Emma réduit, taille, modèle sa vigne ; elle sélectionne et trie les grappes les plus belles pour couper celles qui n’iront pas bien loin. Chaque matin, elle passe ainsi quelques dizaines de minutes à dorloter cette vigne et le reste du jardin ; emplissant ses sens des parfums de verveine et de lavande qu’elle chérie tant.
Huit heure du matin. Emma est à son bureau. Dans les temps pour son travail quotidien d’écriture. Voilà deux jours que le rythme se fait de nouveau soutenu. Après un passage à vide, elle a opté pour une forme de lâcher-prise et s’en remet aux conseils avisés des auteurs qu’elle écoute chaque jour. Il lui faut écrire ce premier jet rapidement. Plus tard, dans un second temps, elle pourra chercher la cohérence, le style et tellement d’autres points à retravailler. Mais dans l’immédiat, elle le sent bien, pour sortir de l’impasse, il faut viser la quantité plutôt que la qualité. Il faut remettre du rythme. Elle s’autorise même à sauter les passages qui coincent pour avancer sur la suite. Après tout, rien ne l’oblige à faire les choses dans l’ordre. Et d’ailleurs quel ordre ? Emma n’a jamais su faire les choses « dans l’ordre ». Ou plutôt, ça ne lui réussit pas.
Et ce matin, ce sont ses pensées matérielles qui vont se mettre sur son chemin. « tiens, l’ordonnance des lunettes à envoyer par mail. Ah ! et ma voiture, comment vais-je gérer ça ? »
Emma fait une tentative de mise à l ‘écart de cette pollution mentale, mais désormais, elle sait quand il est inutile de lutter. Elle choisit donc de gagner du temps dans son combat contre elle-même. Elle prend son téléphone et appelle le vendeur de véhicules d’occasion à qui elle a acheté sa voiture il y a deux ans ainsi que la précédente, au moment de sa séparation. Elle ne veut pas pleurer sur son sort, mais elle n’a pas non plus les moyens financiers et intellectuels de payer cent cinquante euros pour que le concessionnaire lui branche une valise sur le tableau de bord pour lui pondre un diagnostic en 20 secondes. Emma s’agace. Si personne n’acceptait – à ce point – de se faire prendre pour un imbécile, les concessionnaires ne pourraient plus se permettre ce genre d’abus. En allant un peu plus loin dans ses pensées, elle réalise que son conjoint est bien du style à payer sans poser de question. Lui cherche la sérénité et il a les moyens de s’acheter cette sérénité, au prix de l’abandon de son bon sens… Emma se demande alors si elle a véritablement envie de mener cette réflexion avec elle-même ce matin ou si elle n’a pas plutôt envie de traiter rapidement le problème pour revenir à son écriture ? La réponse est vite trouvée.
Elle appelle le vendeur qui la reconnaît au son de sa voix. Emma est à la fois soulagée et interrogative… Le type est sympa comme tout. Il se met rapidement à la tutoyer. Elle laisse faire. Après tout, c’est un vendeur de voitures et dans sa vie professionnelle, Emma détestait le vouvoiement.
La matinée part en cacahouète. Le vendeur lui propose de déposer sa voiture dès ce matin pour qu’il puisse gérer le problème – et la révision et les pneus et le contrôle technique périmé de six mois – au plus vite. Emma ne peut pas refuser un tel coup de pouce. Elle file déposer sa voiture.
Et c’est ainsi qu’Emma se retrouve face à ce bonhomme fort sympathique qui – lorsqu’il lui parle – dépose sa main sur la taille d’Emma. Il la touche. Comme on toucherait quelqu’un d’intime, une amie, une sœur, une maman. Pas méchant, pas agressif, pas salace, mais vraiment trop proche.
Mille questions fusent alors dans sa tête. Quelle réaction avoir ? Emma n’a pas peur. Elle sait que ce geste n’est qu’une proposition plutôt discrète et délicate. Elle sait que si elle n’en fait rien, rien ne se passera. Mais en se disant ça, elle s’interroge : combien de femmes savent ça avec la même certitude qu’elle ? Combien de femmes seraient tétanisées par ce geste ? N’y en aurait-il pas quelques-unes pour crier à l’agression sexuelle ? et d’autres encore qui ne se rendraient même pas compte de ce geste…
Elle décline gentiment l’invitation à déjeuner que monsieur le vendeur glisse par là. Puis elle décide d’oublier ses questions qui soulèvent – chez elle – des choses trop lourdes à porter.
Son fils va la ramener – avec une facilité qui lui appartient – à une vraie légèreté. Après cinq jours d’isolement, Tom consent enfin à sortir de sa chambre et à échanger plus de trois mots avec sa mère. Son lancement de serveur Minecraft le week-end dernier l’a mis dans un état de stress profond. Et dans ses moments de tension, Emma se demande si elle doit cadrer davantage plutôt que d’accepter son investissement excessif dans ses projets en ligne. Ce sont des questions sans réponses qui tournent dans sa tête.
Mais à douze heure quinze ce mercredi, Tom propose de faire des burgers et file acheter ce qui manque pour partager ce moment de gourmandise avec sa mère. La proposition culinaire de Tom lui va très bien. Cette grande spécialité qu’ils ont inventés ensemble, à base de pains burger de la boulangerie et de garniture croque-monsieur-salade, est un régal pour les papilles du mercredi, d’une simplicité sans pareil et totalement adapté à leur budget du moment. Sans parler de ce corps épuisé qui réclame des calories en quantité pour une tentative de récupération.
Reboostée par les burgers-monsieur, Emma se met enfin à son ordinateur pour écrire quelques pages. Elle replonge dans ses souvenirs. Et prend conscience qu’il y a de belles choses dans tout ça. Le chemin va être long encore pour tout accepter et tout mettre à sa place.
La soirée arrive très vite et Emma doit se préparer pour cette troisième et dernière soirée de stage. Ses muscles se sont assouplis depuis ce matin. Et si ses reins restent douloureux, elle éprouve un réel plaisir à se diriger vers ces deux heures d’efforts et d’apprentissage. Emma s’est mise au tennis en début d’année. Quarante-cinq ans, c’est un âge pour vivre. Pas pour se demander « si j’aurais pu ? » Depuis cinq ans, Emma fonce dès qu’elle a une idée, une envie. Elle était catastrophiquement nulle au tennis lorsqu’elle était enfant. C’est le genre de ressort psychologique qui la pousse à foncer pour réparer et rattraper le temps perdu. Emma fait du tennis et cette semaine, c’était stage de vingt heure à vingt-deux heure, lundi, mardi et mercredi.
Mais des adultes qui décident d’apprendre le tennis en partant de rien, il n’y en a pas beaucoup. Emma joue donc avec un seul partenaire. Ils ont pris un plaisir fou à progresser les deux soirs précédents. Mais ce soir, la coach a décidé de leur faire travailler le revers et de les mettre sur un terrain partagé avec deux caïds du tennis. Les deux débutants, acculés dans leurs difficultés, s’empêtrent dans un sentiment de dégoût. Leurs balles ratées ne les avaient jamais mis dans cette posture jusque-là et le plaisir avait toujours pris le dessus. Mais ce mercredi soir, épuisés par trois jours de stage, les muscles douloureux et l’amour-propre malmené, ils perdent le sourire et l’entrain.
Debout en fond de cours, alors que les deux caïds s’échangent revers sur revers, Emma ferme les yeux. Elle s’efforce de retrouver le calme qu’elle chérie tant ces derniers temps. Et elle se remémore cette année de tennis. Inscription en septembre : niveau zéro. Le plaisir de redécouvrir cet apprentissage trente-cinq ans plus tard, avec une coach géniale et des méthodes qui n’ont plus rien à voir avec celles de son enfance. Ses progrès, très vite. Le plaisir d’apprendre et de jouer ! Puis novembre : intervention chirurgicale lourde, morphine et compagnie. Un mois sans quitter la maison. Février : la liquidation de son entreprise. Le tribunal, l’avocat qui a merdé. Le rendez-vous médical qui annonce la seconde intervention chirurgicale. Pendant que le liquidateur menace sa maison, saisie son épargne. L’opération. La décision d’écrire. Le repos, la reconstruction. Emma se souvient de tout ça. Emma reprend sa raquette en main. Elle est debout. Elle vient de faire un stage de tennis sur trois soirs, de se dépasser pour jouer mieux, pour apprendre, pour prendre du plaisir. Emma est vivante, entière. Elle mesure sa force et son courage. Elle peut bien rater quelques balles, ça finira par passer ! Elle le sait.